Tribune libération 29 juin 2021
L’Etat met à mal ce qui fait l’essence du mutualisme
Au lieu de renforcer la protection sociale complémentaire des fonctionnaires, la réforme voulue par le gouvernement nie les principes solidaires et démocratiques mutualistes.
Dans quelques semaines je vais quitter la présidence de la Mutuelle générale de l’Education nationale (MGEN) et prendre ma retraite d’une vie entière consacrée à l’Education nationale, à la santé et à la solidarité. C’est donc en homme libre que je voudrais alerter sur les risques majeurs que fait courir la réforme de la protection sociale complémentaire des fonctionnaires voulue par le gouvernement. Selon un modèle comparable à celui en cours dans les entreprises, les agents du secteur public pourraient demain être couverts par des contrats collectifs. Si l’intention est louable, elle remet hélas en cause à la fois les grands principes mutualistes mais également la solidarité intergénérationnelle tissée depuis soixante-quinze ans. Elle porte atteinte à la liberté de s’associer pour mettre en place des solidarités consenties.
Le but principal évident du gouvernement est de redonner du pouvoir d’achat par une véritable prise en charge par l’Etat employeur d’une partie de la couverture complémentaire santé. On ne pourrait que s’en féliciter… si cette mesure n’intervenait pas à quelques mois d’échéances électorales importantes mais après vingt années, marquées par la diminution relative du point d’indice des fonctionnaires qui a augmenté deux fois moins vite que l’inflation.
Surtout, les mirages du court terme éludent les enjeux du long terme. Cette réforme va bouleverser le modèle économique et la gouvernance démocratique des mutuelles et elle risque de fragiliser la protection sociale des agents, par des couvertures a minima, au lieu de la renforcer.
Le modèle mutualiste était jusqu’ici organisé par ses adhérents. Il va désormais devoir répondre aux exigences d’employeurs publics, dans une seule logique économique, exprimées dans un cahier des charges imposé. En changeant radicalement de nature, ce sont ses principes solidaires et démocratiques qui sont condamnés.
La mutualité s’est fondée sur un principe d’une grande noblesse : la solidarité consentie. Ceux qui rejoignent volontairement la mutuelle, le font bien sûr en fonction de la couverture santé qu’elle propose mais aussi de la solidarité intergénérationnelle qu’elle assure tout au long de la vie pour les actifs comme pour les retraités. Les besoins en santé ne sont pas les mêmes entre un jeune professeur des écoles et un agent retraité. Dans le secteur privé, ce passage à la retraite est synonyme d’une augmentation des cotisations qui peut atteindre 50 %. Ce n’est pas le cas dans le système mutualiste où la cotisation peut même baisser puisqu’elle est proportionnelle à la pension. Dans le nouveau dispositif, ce que les jeunes fonctionnaires gagneront en pouvoir d’achat lors de leurs premières années, ils le perdront à l’âge de la retraite au moment où ils ne seront plus couverts par le contrat collectif. Cela met également à mal la promesse de solidarité tout au long de la vie qui a été faite aux agents au moment de leur adhésion.
La solidarité, ce sont aussi des centaines de milliers de personnes qui bénéficient chaque année des fonds d’action sociale pour faire face à une situation difficile, grave ou imprévue. Y auraient-ils trop d’espaces où les Français expriment leur appétit de solidarité et passent à l’acte pour qu’il faille s’empresser de les remettre en cause ?
Mais personne n’est dupe, cette réforme vise aussi à rebattre les cartes du marché de la couverture santé des Français. On ne peut s’empêcher de penser que l’intention des décideurs est de favoriser l’entrée des sociétés d’assurances capitalistes sur un secteur, celui des jeunes de la fonction publique, qui aiguise leur appétit. Demain, avec cette réforme voulue par le gouvernement, les personnels actifs du ministère de l’Education nationale pourraient, sur simple décision du ministre, être couverts par une société d’assurance classique. Les retraités actuels seraient abandonnés aux mutuelles qui les couvrent déjà mais qui seraient alors obligées d’augmenter les cotisations. Aux uns, le «petit risque» qui rapporte, aux autres le gros risque qui suppose des coûts les plus importants. Quel est le sens de cette politique qui brise les liens intergénérationnels pour leur substituer l’individualisme et le chacun pour soi ?
En basculant vers des contrats collectifs, le gouvernement met fin à l’adhésion individuelle aux mutuelles. Cette adhésion est le socle de la démocratie mutualiste. Nos solidarités ont résisté à toutes les tempêtes et toutes les crises financières ou sanitaires parce qu’elles sont consenties. Nous regroupions jusqu’ici des personnels de toutes catégories et leurs familles qui nous ont choisis. Demain, nous postulerons à des appels d’offres du ministère de l’Education nationale, de l’Intérieur ou de l’Economie et des Finances. L’administration se chargera de nous rappeler qu’elle est notre cliente et que nous devons respecter le cahier les charges qu’elle nous fixe. Nos assurés cesseront d’être nos adhérents. Il faudra convaincre ou «séduire» le ministre mais plus directement ceux que nous couvrirons. Comment mobiliser des adhérents dans l’animation d’un projet collectif qu’ils n’auront pas choisis ? C’est une tâche impossible.
Nous pouvons faire une croix sur ce qui fait l’essence du mutualisme et ses innombrables innovations sociales, nourries par le militantisme des enseignants et de leurs collègues. Une croix sur leurs délibérations collectives, leur vision de la solidarité, de la santé, de la prévention, de l’action sociale,
de l’égalité entre les femmes et les hommes ou de
la lutte contre les discriminations.
La Mutualité est prévoyante, sobre et tempérante. C’est pour cela que 37 millions de Français lui sont restés fidèles. Sans doute, faut-il qu’elle le dise avec plus de force. Car nous ne sommes pas nous-même exempts de reproches, nous qui avons accepté que les indicateurs de performance économiques venus du monde des assurances capitalistes deviennent la norme du secteur. Nous qui avons cru que notre héritage et nos valeurs suffisaient à nous rendre intouchables. La mutualité française a été une composante centrale du mouvement social en France pendant de longues décennies. Elle n’est plus respectée comme elle le mérite.
Aujourd’hui, cette réforme de la protection sociale complémentaire des fonctionnaires adoptée au pas de course, illustre ce manque de considération mais aussi une perte d’influence. Fut un temps pas si lointain où les grands discours de politique sociale des présidents de la Ve République se faisaient au congrès de la Mutualité française. Aujourd’hui, la menace est très sérieuse. Ce gouvernement met à mal la pérennité du modèle économique et démocratique des organisations mutualistes. Ce risque est une invitation brûlante à régénérer le projet politique de la Mutualité. A trop se taire on finit par ne plus se différencier. A ne plus se différencier, on finira par disparaître. L’époque tourmentée que nous vivons, les défis sociaux, climatiques et démocratiques appelle le mutualisme et la coopération. N’abandonnons pas cette belle idée d’avenir qu’est la Mutualité.
Roland Berthilier, Président du groupe MGEN (Mutuelle générale de l’Éducation nationale)